VII

Elle dormit une heure dans une salle de garde de la compagnie, du côté de la porte sud, une autre heure dans l’armurerie, tandis que les clercs vérifiaient les inventaires. Le reste de la nuit et le matin suivant la trouvèrent au milieu des écuyers, de valeureux hommes d’armes, des arquebusiers et des archers, pour jauger le moral des troupes, écouter les rapports des officiers, mais, avant tout, pour se montrer à tous.

« Une Pucelle ? » commenta un homme au nez coupé, vétéran des campagnes du duc Philippe. « Et c’est normal, d’ailleurs : Dieu en a dépêché une aux Français ; la moindre des choses, c’était de nous en envoyer une ! »

Sa diction laborieuse permit à Cendres de feindre l’incompréhension. Elle se contenta d’adresser un sourire au guisarmier. « Allons, grand-père, vous êtes surpris d’apprendre qu’il reste encore une vierge à Dijon, c’est tout. »

On répétait déjà le trait, en l’embellissant, quand elle quitta le baraquement, et il la suivit sur tout le trajet qui la conduisit à la demeure du vicomte-maire, où cette plaisanterie fut accueillie avec moins d’amusement que de scandale. Mais elle avait atteint le point où elle discutait en permanence avec deux, voire trois ou quatre personnes à la fois, et elle avait dépassé le stade où l’opinion des civils lui importait.

À midi, revenue dans la tour, dévêtue jusqu’à sa chemise par ses pages, elle s’assit subitement sur sa paillasse, assez prise de vertige pour basculer lentement et s’effondrer la tête la première, endormie avant d’avoir conscience de toucher le drap bourré de paille.

Elle dormit durant les courtes heures de clarté de l’après-midi, réveillée une fois par le bruit de ses pages, trois gamins de neuf ans serrés autour du grand feu, pour polir les plaques couvertes de rouille de son armure ; cuirasse, canons, brassards, spallières… L’odeur de l’huile de pied de bœuf dont on oignait les lanières de cuir la réveilla assez pour qu’elle soulève la tête de sa couche, en clignant des paupières.

En face d’elle, de l’autre côté de l’ardeur du grand âtre, Robert Anselm était affalé sur un lit-coffre, masse énorme, immobile, silencieuse. Elle remonta un coude pour glisser son bras sous elle et se redresser d’une poussée.

« Patronne. » Rickard vint s’accroupir à côté de sa paillasse. « Un message du capitaine Angelotti : Tu n’es pas indispensable, la compagnie se débrouille parfaitement sans toi ; rendors-toi ! »

Cendres maugréa une protestation inintelligible ; se retrouva étendue à plat ventre, rendormie, avant d’avoir pu correctement l’exprimer. Lorsqu’elle s’éveilla pour la deuxième fois, un des pages coupait du pain près de l’âtre en grignotant la croûte, et Angelotti était vautré sur le lit-coffre – en train de dormir sur le dos, avec le visage d’un ange et des ronflements de goret dans sa bauge.

Rickard, agenouillé en train de récurer la visière de sa salade avec le plus fin des sables blancs, leva les yeux vers elle.

« Patronne, un message du capitaine Anselm et de messire de La Marche : Tu n’es pas indispensable ; l’armée se débrouille parfaitement…

— Ah, conneries ! » dit-elle d’une voix pâteuse.

Elle ne rêva pas : aucun soupçon de l’odeur de sanglier, ni du goût glacé de la neige ; rien qu’une profonde inconscience. Godfrey, s’il est présent, se situe maintenant à un niveau trop profond pour atteindre son âme consciente.

Quand le sommeil la libéra enfin, elle roula sur elle-même dans un cocon de douillette chemise en drap, de couvertures et de fourrures ; et la lumière oblique d’une meurtrière posa l’or roux du soleil couchant en travers de son visage.

« Le doc… la duchesse a envoyé un message », annonça Rickard, dès qu’il vit qu’elle était réveillée. « Elle veut que vous veniez à la chapelle. »

Elle arriva dans les bains de la chapelle mithraïste du palais alors que Floria del Guiz sortait de la baignoire en bois, et que des servantes l’enveloppaient de pur lin blanc. De l’eau imbiba le tissu. La vapeur qui emplissait l’atmosphère commença à se dissiper rapidement dans le froid.

« C’est ça, que tu appelles immédiatement ? » lui cria Florian.

Cendres tendit son manteau et son chapeau à son page et se retourna pour trouver la duchesse chirurgienne engoncée de façon temporaire dans une vaste robe en velours bleu bordée de fourrure. Cendres traversa le dallage pour aller vers elle.

« J’avais des choses à faire. J’ai besoin de parler à Jonvelle et Jussey, et au reste des centeniers d’Olivier. » Un bâillement échappa à Cendres, qui le dissimula derrière son poing. Elle considéra Florian, les yeux brillants, tandis que celle-ci congédiait d’un geste ses suivantes. « Sans compter les chevaliers français et allemands réfugiés, et leurs hommes. Tout le monde se montre parfaitement charmant. Nous verrons ce qu’il adviendra lorsqu’il s’agira que je leur donne des ordres…

— La prochaine fois, viens quand je te le demande. »

Florian avait parlé sur un ton sec. Cendres ouvrit la bouche pour répliquer vertement. Son interlocutrice ajouta : « Je suis censée être duchesse. Tu me rabaisses devant ces gens. Si j’ai vraiment de l’autorité… je n’ai pas besoin qu’on me la sape !

— Euh. » Cendres la regarda avec de grands yeux. Finalement, elle haussa les épaules, passa la main à travers ses cheveux argentés taillés court. « Ouais. D’accord. C’est pas faux. »

Elles échangèrent un regard pendant quelques secondes.

« Je comprends, protesta Cendres.

— La patronne est blessée dans sa vanité.

— Tu n’es… » Cendres s’arrêta, révisa son Tu n’es pas vraiment duchesse ! « Tu sais, je ne sais pas ce que tu fais aux Machines sauvages, mais pour moi ou la compagnie, tu n’es pas une duchesse. »

Légèrement songeuse, son aînée répondit : « Je suis bien aise de l’apprendre.

— Reste que je n’ai pas de temps à perdre avec tout ça. À moins qu’il ne s’agisse pas d’une perte de temps. Tu as discuté avec cet évêque ?

— Il ne dira rien tant que je n’aurai pas accompli cette veillée.

— Ah, merde. Alors, allons-y. De toute façon, ça sert à quoi, de dormir ? »

Les suivantes de la duchesse émergèrent à nouveau de l’abri des longs rideaux de toile qui séparaient chacun des grands bains – l’une avec du vin, et deux autres avec des serviettes et des vêtements propres. Cendres, debout, les observa distraitement dévêtir la femme aux cheveux d’or et la sécher, tandis qu’elle passait en revue mentalement les listes des effectifs.

Floria tourna la tête, ouvrit la bouche comme pour parler. Elle rougit et se détourna. Une roseur envahit la peau de sa gorge et de sa poitrine dénudée. Cendres, qui s’attendait à une remarque caustique plutôt qu’à de l’embarras, se sentit subitement se colorer elle-même, et elle tourna le dos au groupe de femmes.

Ressent-elle ce que j’avais coutume d’éprouver quand c’était moi que Fernando observait ?

Cinq mois ont passé depuis qu’elle l’a touché, au lit ; ses doigts se souviennent encore de la chaleur douce et soyeuse de sa queue, de l’électricité veloutée de sa peau ; la cambrure et la poussée de ses fesses nues sous les mains de Cendres tandis qu’il s’enfonce en elle. Fernando qui est peut-être mort, à l’heure actuelle, dans le séisme de Carthage… ou, si ce n’est pas le cas, qui a dû désormais divorcer d’elle. Trop dangereux d’avoir une femme franque pour un Allemand renégat dans une maison wisigothe…

Et d’être le frère d’une duchesse de Bourgogne ? songea brusquement Cendres. Hum, je me demande si ça lui cause un surcroît d’ennuis, dans le cas où il serait encore en vie.

« Allons-y. » Florian apparut. Elle considéra le sursaut de Cendres avec curiosité, mais ne dit rien. Une carnation rosée s’attardait encore sur sa peau, mais cela n’aurait pu être que le résultat de l’essuyage vigoureux, rien de plus.

« Combien de temps est-ce que ça va prendre ?

— Jusqu’à prime, demain.

— Toute la nuit ? Ah, bordel… »

Florian avait été revêtue d’un surcot de simple drap blanc, et par-dessous, d’une robe blanche en laine d’agneau, également dépourvue de décorations. Une coiffe de lin couvrait ses courts cheveux dorés. Tandis que les suivantes se retiraient, elle regarda par-dessus son épaule, claqua des doigts et fit signe ; et la plus jeune des filles revint avec la robe de velours bleu bordée de fourrure.

Cendres regarda Florian s’évertuer à endosser le volumineux vêtement. Se tournant pour indiquer à son propre page de lui rapporter son chapeau et son manteau de campagne – la froidure des murs de pierre imprégnait déjà l’atmosphère, pourtant si peu de temps après le coucher du soleil – la jeune capitaine de mercenaires eut un léger sourire : « Une veillée ? Pour quoi faire ? Tu n’as aucune difficulté à adopter la conduite d’une duchesse… »

Florian cessa d’enfoncer son bras à travers la fente d’une manche qui pendait, et jeta un coup d’œil en arrière vers ses suivantes qui quittaient la pièce. « Tu es injuste ! »

Cendres tendit le bras, tira la manche vers le bas par-dessus l’épaule de Florian, et se retourna vers le rideau qui masquait le tunnel conduisant à la chapelle. Laissant derrière elle son page et son escorte, elle avança et écarta le tissu grossier. « Les duchesses ont la précédence, je crois… »

Florian ne rit pas.

Des torches dans des appliques éclairaient le passage bas de plafond ; la fumée rendait l’air âcre. Cendres s’aperçut qu’elle portait par réflexe les doigts à sa ceinture et à sa dague. Le soulagement de se retrouver en vêtements civils, hors de son armure, faisait la joie de son corps, mais le laissait glacé. Elle s’enveloppa donc les épaules dans son manteau en avançant dans le tunnel à la suite de Florian.

Celle-ci s’arrêta brutalement devant elle, puis, sans se retourner, déclara : « J’ai ordonné à des gens de quitter la salle du conseil, cet après-midi. »

Cendres laissa retomber le rideau de toile derrière elle. Il coupait le son, les laissait isolées sous le plafond bas en granit. Elle contourna la femme immobile.

« Et ils sont sortis. » Florian leva la tête. « Si j’avais voulu, j’aurais pu ordonner qu’on les jette dehors.

— Si tu voulais, tu pourrais obtenir bien plus que ça. »

Cendres jeta un coup d’œil vers l’avant : le rideau le plus éloigné ne bougeait pas. Pas encore de prêtres.

« C’est bien le problème. » La voix de Floria semblait mate et étouffée, amortie par la pierre ancienne.

« Ah, attends », lui dit Cendres, songeuse, en passant son bras sous celui de la chirurgienne, pour commencer à avancer vers l’autre extrémité du couloir. « Attends d’avoir vraiment envie de flanquer quelqu’un dehors. Et là, tu vas commencer à te laisser aller…

— Tu veux dire, faire un usage illégitime de ce pouvoir avec lequel je me retrouve coincée ? » Sous l’exigence, la voix de Florian contenait une nuance de panique.

« Ça arrive à tout le monde au moins une fois. Chaque chef de lance, chaque centenier. Chaque noble.

— Et toi, c’était quand ? aboya Floria.

— Moi ? » Cendres haussa les épaules, laissant son bras quitter le creux du coude de la femme, continuant de la même démarche détendue vers le rideau lointain. « Oh, ce devait être… la première fois que j’ai demandé à six de mes hommes de casser la gueule à quelqu’un pour l’estropier. C’était à… je ne me souviens plus… Dans une ville du nord de la France. »

Elle avait conscience du profil de Florian, tandis qu’elles avançaient, de l’éclat des torches qui jetait des lueurs rouges sur ses pommettes. Un frisson fermement réprimé traversa la plus âgée des deux femmes.

« Que s’est-il passé ?

— Un civil a dit : Eh, la gamine, tu peux porter un haut-de-chausses et agiter une épée, mais tu restes une petite conne qui doit s’accroupir pour pisser. Il a trouvé ça très drôle. Je me suis dit : bon, j’ai ici six gaillards, qui portent des cottes de mailles que je leur ai payées et ma livrée… Ils l’ont démoli, ils lui ont cassé la gueule et brisé les deux genoux. »

Florian tourna un visage empli de désespoir. Comme pour chercher une excuse, elle demanda : « Et combien de temps aurait duré ton autorité, si tu l’avais laissé dire ça sans représailles ?

— Oh, cinq minutes à peu près. » Cendres leva un sourcil. « Mais, ceci dit, je n’étais pas obligée de le faire estropier. Et je n’étais pas obligée d’aller en ville, cet après-midi-là, pour chercher les emmerdes. »

Elle n’avait pas conscience de sa propre expression : en partie une joie de voyou, en partie de la honte et du regret. « J’étais plutôt jeune. Quatorze ans, peut-être. Florian, ça va t’arriver. La première fois que cinq cents mecs debout t’acclament en faisant tout trembler, avant de foncer au combat parce que c’est toi qui l’as demandé… on commence à avoir l’impression qu’on peut faire n’importe quoi. Et parfois, on le fait.

— Je ne veux pas découvrir que je suis capable d’en abuser. »

Cendres tendit la main pour écarter le second rideau.

« Tu m’en reparleras si on est encore ici dans six mois. Une fois qu’on y a goûté, on ne peut plus revenir en arrière. Mais ça ne vaut pas la peine de trop s’en faire. » Elle tira la lourde draperie. « Au bout d’un moment, si ça t’arrive trop souvent, les gens arrêtent de t’écouter. Tu n’es plus aux commandes. Tu es devant, c’est tout… »

Florian serra son manteau plus étroitement sur ses robes blanches. « Tu ne trouves pas ça terrifiant ? Tu es chargée de toute une armée ! »

Cendres lui jeta un sourire rapide. « Va pas poser des questions à Baldina sur l’état de mon linge ! »

Florian, avec une expression figée, détourna les yeux sans réagir.

Elle a besoin d’une réponse sérieuse, et j’ai trop la trouille pour la lui donner.

Cendres éleva la voix. « Eh, là-dedans ! Y a pas de prêtres dans cette chapelle, bordel ? Où est-ce qu’il est passé, ton foutu évêque ? »

La voix désapprobatrice d’une femme âgée répliqua : « Il consacre la chapelle, jeune damoiselle. Est-ce que vous voulez lui demander vous-même de se dépêcher ? »

Cendres entra dans l’antichambre en s’attendant, l’espace d’une seconde, à voir Jeanne de Châlon, mais la femme qui lui faisait face n’avait rien de commun avec la noble tante de la chirurgienne. Elles ne se ressemblaient que par la voix. Des torches fumaient dans l’air froid, et Cendres plissa les yeux pour regarder la femme dodue, au visage rond, avec son béguin et ses robes ceinturées, et l’homme derrière elle, dont le visage sollicitait en vain sa mémoire.

« Damoiselle », fit l’homme d’âge mûr en retirant sa coule. Son crâne rose brillait à la clarté des torches. « Je présume que vous ne vous souvenez pas de moi. Vous vous souviendrez peut-être de Jombert, ici présent. C’est un bon chien. Voici mon épouse, Marguerite. Je m’appelle Culariac : le piqueur du duc. » Il tourna des yeux mouillés vers Floria del Guiz. « Le piqueur de la duchesse, devrais-je dire. Pardonnez-moi, Votre Altesse. »

Une truffe froide vint se presser contre les doigts de Cendres.

Elle tendit le bras et gratta derrière les oreilles un limier blanc qui reniflait les robes bordées de fourrure de sa cotte sous son manteau.

« Jombert ! répéta-t-elle. Je me souviens. C’est vous qui êtes venu au camp wisigoth durant la trêve pour demander si la chasse pouvait avoir lieu. »

Un sourire éclaira le visage de l’homme quand elle le reconnut. Son épouse continua à faire la grimace. Au bout de quelques secondes, Cendres identifia cette expression. Eh bien, pas question que j’apprenne à me battre en jupons pour lui faire plaisir.

« Nous sommes venus vous servir de témoins, Votre Altesse », ajouta le vieil homme avec une nouvelle courbette. L’éventuelle satisfaction personnelle qu’il en tirait disparut de son expression quand le limier abandonna Cendres, renifla brièvement la duchesse chirurgienne et revint en trottinant donner un coup de truffe contre la cuisse de son maître. Culariac baissa les yeux avec une affection sans mélange.

De quoi est-il le plus fier, se demanda Cendres, de son chien ou de sa position ici ? Il boira au titre des deux, demain soir. Si la ville n’est pas prise d’ici là.

« Des témoins ? s’enquit-elle avec un temps de retard.

— Simplement pour s’assurer que son Altesse demeure bien ici toute la nuit. » La femme indiqua d’un signe du pouce l’autre bout de l’antichambre, où un rideau masquait une autre porte. Tissé de fil vert et or, il luisait lourdement dans la pénombre.

« Nous attendrons ici, à l’extérieur, expliqua Marguerite. Non, ne vous inquiétez pas, Votre Altesse ; j’ai apporté mon ouvrage avec moi ; Culariac me réveillera si je m’endors, et je le réveillerai, si besoin est.

— Oh. » Florian afficha un visage impénétrable. « Très bien. »

Une trépidation faible, presque imperceptible, parcourut le sol de pierre. Cendres l’identifia comme un tir de trébuchet, pas très loin du palais lui-même. La vieille femme se toucha la poitrine, en effectuant le signe des Cornes.

Se plaçant à la hauteur de Florian tandis que celle-ci avançait vers l’autre porte, Cendres murmura : « Bordel, où ils l’ont trouvée, celle-là ?

— Tirée au sort. » Florian s’en tint elle aussi au chuchotement.

« Grand Dieu, donnez-moi du courage !

— Ça aussi.

— Ton foutu évêque a intérêt à nous donner des réponses.

— Oui.

— Tu t’es déniché un prêtre sacrément au fait des choses de ce monde, là.

— Qu’est-ce que j’aurais à foutre d’un dévot ? »

Prise à contre-pied par cette réplique, Cendres écarta le rideau brodé de feuilles de chêne. Le parement en granit des murs et du plafond cédait la place au grès naturel. Le sol du passage s’enfonçait, si bien qu’elles descendirent une très longue série de marches très larges et basses. Cendres vit que les torchères s’enfonçaient désormais dans de la pierre grisâtre, sans apprêt, où les marques des burins étaient encore visibles sur les parois. De la fumée serpentait dans le courant d’air créé par des bouches d’aération creusées dans la roche massive.

« Il ferait pas si froid si on était sous terre », observa-t-elle avec pragmatisme.

Florian souleva la traîne de sa robe, qui s’accrochait sur le sol de grès, et prit le tissu dans ses bras devant elle en marchant. « Mon père a fait sa veillée de chevalier ici. Je me rappelle qu’il m’en a parlé, quand j’étais très jeune. C’est pratiquement le seul souvenir qui me reste de lui. » Elle leva les yeux vers la voûte du plafond, comme si elle pouvait voir, à travers la pierre, l’ancien palais au-dessus. « C’était un favori du duc Philippe. Avant de reporter sa loyauté vers l’empereur Frédéric.

– Ah, foutre. Je me disais bien que Fernando devait tenir ça de quelqu’un.

— Mon père s’est marié dans la cathédrale de Cologne. » Florian tourna la tête, sourit brièvement en voyant que Cendres avait ressenti un choc. « Nous avons appris la nouvelle par Constanza, en fin de compte. Une autre bonne raison pour que je n’assiste pas à ton mariage. »

La chaussure de Cendres buta contre les irrégularités de la pierre, et franchit le seuil en trébuchant à la suite de Floria. L’espace d’une seconde, elle ne vit pas la minuscule chambre enfumée où elles entraient, mais les immenses piliers et les arches gothiques de la cathédrale, les rais de lumière, et Fernando qui tendait le bras pour la toucher avant de dire : Ça sent la pisse…

Plus bas qu’une catin ! songea-t-elle avec fureur. Il n’aurait pas ri d’une catin.

Cendres exécuta par réflexe le signe des Cornes, consciente que Florian se tenait figée devant elle, à présent, la tête levée, abîmée en contemplation. Les dalles en terre cuite de la chapelle semblaient inégales, usées au fil des siècles par les pas des hommes, venus jusqu’à la grille en fer afin d’y célébrer la messe du sang. Cendres frissonna, dans une pièce qui mesurait à peine deux mètres carrés : une claustrophobie que n’atténuait pas la lueur des torches qui tombait d’au-dessus, à travers la grille du plafond.

« J’ai froid aux pieds, chuchota Florian.

— Si nous devons passer toute la nuit ici, tu n’auras pas froid qu’aux pieds ! » Cendres faisait des efforts pour parler à voix basse. Quand sa vision s’accommoda pour s’emplir d’une luminosité trouble, elle ajouta : « Christ Vert ! »

Chaque centimètre carré des parois était couvert de mosaïque. Chaque carreau de la mosaïque n’était pas du verre, comme on aurait pu s’y attendre, mais des pierres précieuses : taillées pour scintiller dans la clarté mouvante des torches.

« Regarde-moi ça. Une rançon de roi. Davantage qu’une rançon de roi ! murmura Florian. Pas étonnant que Louis soit jaloux.

— Rançon de roi, mon cul, on pourrait équiper deux douzaines de légions, si tout ça n’est pas du toc… » Cendres se pencha plus près, examinant une mosaïque de la naissance du Christ Vert – son impériale Mère juive étendue sous le chêne, expirant à demi d’avoir donné le jour à son fils ; le Nourrisson tétant la Laie ; l’Aigle, dans les ramures du Chêne, levant la tête, représenté à l’instant où il va prendre son essor pour ce vol qui va – en trois jours – amener Auguste et ses légions au bon endroit de la sauvage forêt germanique. Et sur le panneau suivant, Christus Viridianus guérissant sa mère, grâce aux feuilles du chêne.

« Peut-être des rubis. » Cendres grimaça quand la cire coula du flambeau sur le dos de sa main. Elle approcha la lumière du mur, étudiant les carreaux nets qui dépeignaient la flaque de sang de l’accouchement. Elle fut soudain prise de nausée. Avec un effort, elle ajouta : « Peut-être des grenats, seulement. »

Florian effectua un tour rapide des murs, jeta un bref coup d’œil à chaque panneau : Viridianus et sa légion en Judée, rejoignant la population locale après les guerres perses ; Viridianus conversant avec les patriarches juifs ; Viridianus et ses officiers en train d’adorer Mithra. Puis les funérailles d’Auguste, le couronnement de son véritable fils et, à l’arrière-plan, son fils adoptif, Tibère, et les conspirateurs, songeant au chêne sur lequel ils suspendront Viridianus – des os brisés, pas de sang versé –, leur meurtre se lisant déjà clairement sur leur visage.

Après avoir fait le tour de la pièce, Cendres revint se placer devant la Nativité et devant le dernier panneau qui dépeint Constantin, trois siècles plus tard, en train de convertir l’empire à la religion de Viridianus, que les Juifs continuent à ne voir que comme un prophète juif, mais que les fidèles de Mithra considèrent depuis longtemps comme le Fils du Soleil invaincu.

« On ne dirait pas qu’on a déjà célébré des messes ici », constata Cendres sur un ton sceptique.

Au centre de la pièce sont posés deux blocs de pierre, pour enchaîner les taureaux. Entre eux, une grille de fer est sertie dans le sol, encroûtée des noirs débris des sacrifices. Des ténèbres indifférenciées paraissent au-dessous. Les barreaux de fer ne sont pas humides.

Cendres éprouva les grilles de fer qui barraient l’étroit passage conduisant en haut vers l’air libre. Les lourdes chaînes tintèrent à peine. Elle contempla, un instant, la pente en pierre striée par laquelle on menait le taureau à l’intérieur de cette pièce en forme de coffret.

En se retournant, elle vit une lueur dans l’œil de Florian : un rire, clairement. Avec une expression à mi-chemin entre moue et fou rire, Cendres marmonna : « Quoi ? Mais qu’est-ce qu’il y a ?

— Ils font venir un taureau pour la messe », dit son aînée et elle pouffa, d’une voix qui lui ressemblait à nouveau. « Je me demande ce qu’ils feraient d’un duo de vieilles vaches ?

— Florian ! »

Sans la moindre hésitation, la chirurgienne traversa la chambre vers la sortie qui restait : une petite porte en bois placée dans un coin de la pièce. Elle l’ouvrit, créant un courant d’air. Derrière, l’escalier obscur s’éclaira de la lueur dansante des torches. Un regard par-dessus son épaule, et Florian retroussa sa robe et sa cotte pour dégager ses pieds et se couler en biais par la porte. Cendres l’observa pendant une bonne minute, regardant sa tête couverte d’une coiffe s’enfoncer encore, descendre la spirale étranglée de l’escalier.

« Attends-moi, bon Dieu ! »

L’escalier étroit, creusé dans l’épaisseur de la paroi, virait si brusquement sur lui-même qu’elle n’aurait jamais réussi à le descendre en armure. Le granit froid laissa des traces d’humidité sur sa cotte fourrée. Florian bloquait la lumière venue d’en bas. Cendres tâtonna à sa suite, percevant le bois d’un chambranle de porte, puis elle déboucha subitement dans un espace dégagé, avec un vaste puits devant elle.

« Ah, meeeerde…

— C’est vieux. Un travail de moines. » Florian, au côté de Cendres, regardait elle aussi à l’intérieur du puits bordé de brique. « Peut-être que la grâce divine les empêchait de tomber au fond ! »

Une lueur de torches descendait à travers la grille de fer des sacrifices. Elle déplaçait à peine les ombres sur les parois du puits. Loin en bas, de nouvelles lumières brillaient : l’éclat plus stable, moins enfumé, de nombreux cierges.

La porte par laquelle avait émergé Cendres s’ouvrait pratiquement dans le puits. À présent, les yeux accommodés à la pénombre, elle vit qu’un escalier courait, deo sil[30], en longeant la paroi. Pour descendre…

« Allons-y. » Elle effleura le bras de Florian, et se glissa le long de la minuscule plate-forme pour poser le pied sur le premier degré.

Seule une murette constellée de mosaïque, à hauteur du genou, servait de garde-fou entre l’escalier et l’abîme. La hauteur de l’ouvrage de pierre ne suffisait nullement à la rassurer : un faux mouvement, et un corps pouvait basculer par-dessus bord.

« Ça fait chier ! » grommela Florian. Jetant un regard rapide en arrière, Cendres vit qu’elle avait le visage luisant de transpiration. Son propre souffle s’étrangla dans sa gorge.

« Accroche-toi à ma ceinture.

— Non, je vais me débrouiller.

— Plus vite on arrivera en bas, mieux ça vaudra. »

Inhalant une odeur de poix et de cire d’abeille, ainsi que celle de l’humidité de la pierre et de la brique, Cendres reprit son souffle, se fixa en tête un tempo et entreprit de descendre les marches avec autant d’aisance que s’il s’agissait de l’escalier de défense de n’importe quel château. Les degrés étaient d’une hauteur réduite, usés en leur centre par le passage d’années sans nombre. Au tournant du puits, l’escalier formait brutalement un angle droit, continuait sa descente. Ses yeux s’accoutumant désormais mieux à la lumière venue d’en bas, elle pouvait distinguer les lignes tracées sur les murs à l’autre extrémité : le scintillement de la mosaïque, l’escalier qu’elles allaient devoir descendre. Elle tint les yeux détournés du gouffre obscur sur sa droite. Descendre, tourner. Descendre, tourner. Descendre, tourner.

« Il doit bien y avoir une autre entrée ! s’emporta Florian derrière elle.

— Peut-être pas. Qui pourrait bien descendre ici, à part les prêtres ? » Un nouveau tournant. Retirant son gant et laissant sa main aller caresser le mur, elle maintint son orientation, contrant l’attraction du gouffre. « Voilà une des qualifications exigées pour être chapelain du duc : ne pas être sujet au vertige ! »

Nouveau pouffement étouffé derrière elle. « Chapelain de la duchesse ! »

J’aimerais que ce soit aussi simple que ça.

La lueur jaune des cierges les englobait. En sentant leur chaleur, Cendres leva les yeux, s’aperçut que leur éclat l’empêchait désormais de voir la grille de Mithra au-dessus. Elle ne se trouvait pas à plus de cinq ou six mètres sous terre, à présent. Au-dessus de dalles marbrées de rouge et de noir… non : de la terre cuite. Mais le noir portait les traces sanglantes des messes quotidiennes, coulant depuis le bloc de pierre nue qui constituait l’autel.

Le dernier tournant, les dernières marches, le petit muret qui arrivait à son terme, et elle déboucha au bas du puits, dans la chapelle, avec le bout des doigts écorché. En enfilant son gant, Cendres s’exclama : « Dieu merci, c’est pas trop tôt ! »

Florian la bouscula en arrivant précipitamment au bas de l’escalier. Elle leva le bras et essuya son visage en sueur. Ses cheveux blonds luisaient dans l’éclat de dizaines de cierges.

« Dieu merci, en vérité », déclara une voix, issue des ombres derrière l’autel, « mais usez de plus de dévotion, si c’est possible, damoiselle ?

— Monseigneur !

— Votre Altesse », répondit l’évêque Jean à Floria del Guiz.

Surprise de découvrir ses genoux un peu flageolants, Cendres effectua quelques pas décidés autour de la chapelle qui occupait le fond du puits des sacrifices. À présent, dans la lueur des cierges, elle constatait que l’endroit était plus large que le puits lui-même, vers l’est et vers l’ouest, qu’il se poursuivait de chaque côté sous une voûte basse en demi-tonneau, une voûte contenant de l’argenterie sacerdotale et, de l’autre côté, un autel peint.

Combien de temps avant que nous puissions lui demander : Pourquoi la Bourgogne ? Et combien de temps avant qu’il ne donne une réponse ?

Un novice en soutane vert et blanc s’inclina en passant devant son évêque, portant une lampe de cire allumée, pour disparaître dans l’escalier qui montait le long des murs. Cendres renifla l’arôme de la cire d’abeille. En une minute, chaque centimètre carré de cette extrémité inférieure du puits se mit à briller. Des maçons avaient taillé le grès, des artisans avaient disposé des mosaïques de l’Arbre, du Taureau et du Sanglier, et, autour de la dalle en marbre de l’autel, noire de sang coagulé, un carré sur le sol était occupé par un Christ Vert aux yeux ovales.

D’un mouvement presque simultané, Florian leva la main pour retirer de sa tête sa coiffe de lin, et Cendres repoussa son capuchon et ôta son chapeau. Elle réprima un sourire – nous nous habillons toutes les deux en hommes depuis trop longtemps ! – et sentit tout son corps se détendre dans la chaleur croissante des chandelles.

À ses côtés, Florian adressa un regard interrogateur à l’évêque de Bourgogne. « Est-ce que nous allons célébrer une messe, maintenant ?

— Non. »

La voix du petit homme au visage rond eut une tonalité mate dans cette salle qui ressemblait à un coffre compact.

« Non ? » Cendres s’aperçut qu’elle entendait les pas de prêtres ou de novices, une rumeur venue d’en haut, par la grille ; mais ni l’odeur ni les sons produits par un jeune taureau.

« On peut bien m’accuser de repeupler la Bourgogne à moi tout seul », déclara l’évêque de Cambrai, ses petits yeux noirs pétillant d’un sentiment qui aurait pu être de l’amusement, « et de trop chérir le beau sexe, mais s’il est un défaut qu’on ne peut me reprocher, chère madame la duchesse, c’est l’hypocrisie. J’ai eu l’occasion d’observer non seulement votre capitaine, ici présente, mais vous-même, lors de notre rencontre dans la tour Philippe. Je n’ai pas besoin de répéter ce que vous avez dit. Vous êtes tellement séparée de votre foi en Dieu qu’il faudra, je le crois, plus d’une nuit pour vous remettre en charité auprès de Dieu.

— Assurément pas, monseigneur ? répliqua avec onction Cendres. La chirurgienne… la duchesse, ici présente, a toujours suivi la messe de combat avec nous, et elle œuvre avec nos diacres, dans notre hôpital…

— Je ne suis pas l’inquisition. » L’évêque Jean reporta son regard vers Cendres. « Je sais reconnaître un hérétique quand j’en vois un, et je sais distinguer une brave femme éloignée de Dieu par la cruauté de ce que les circonstances l’ont contrainte à faire. C’est le cas de Floria, ma fille, et le vôtre aussi. Si jamais vous avez eu la foi, je crois que vous l’avez perdue à Carthage. »

Les lèvres de Cendres se comprimèrent une seconde. « Bien longtemps avant.

— Vraiment ? » Il leva ses doux sourcils noirs. « Mais vous êtes revenue de Carthage en parlant de machines et d’engins, d’une femme née d’un élevage, comme les taureaux de Mithra… mais rien du rôle que pouvait jouer la main de Dieu, Pucelle de Bourgogne. »

Cendres changea de position sous son manteau, frottant inconsciemment son poing contre son ventre, sous la cotte.

L’évêque Jean se tourna à nouveau vers Florian. « Je ne puis vous refuser la communion si vous l’exigez, mais je vous recommande instamment de ne point la demander. »

Aux côtés de Cendres, Floria del Guiz poussa un soupir excédé, en croisant les bras sur sa poitrine. Le tissu de son manteau tombait autour d’elle en plis artistiques, traînant sur le dallage inégal de terre cuite. L’éclat chaud des cierges plaquait une dorure plus sombre sur ses cheveux, qui croulaient sur ses épaules maintenant que sa coiffe ne les retenait plus, soulignant son profil, mais ne réussissaient guère, même en réchauffant la carnation de sa peau, à dissimuler la maigreur actuelle de son visage.

« Qu’est-ce qu’on fait, alors ? demanda Floria d’une voix acide. On reste assis ici toute la nuit ? Si c’est tout, je pourrais être bien plus utile à votre duché en dormant un peu. »

L’évêque Jean l’observa avec un regard brillant. « Votre Altesse, je suis un homme d’Église, avec une fort grande famille de bâtards pleins d’espoirs ; et d’autres en route, à ce que je crois, la chair étant ce qu’elle est. Comment pourrais-je vous jeter la première pierre ? Même sans messe, il s’agit toujours de votre veillée.

— Ce qui signifie ?

— Vous le saurez quand vous en serez à la fin. » L’évêque de Cambrai tendit la main, touchant l’autel comme pour en tirer réconfort. « Ainsi que nous tous. Pardonnez-vous de vous le dire, messire de La Marche brûle tout autant que moi de voir ce que vous en ferez.

— Ça, je veux bien le croire, marmonna Cendres. Bon, d’accord, pas de messe. Mais alors, qu’est-ce qu’elle doit faire, monseigneur ? »

Les flammes de la chandelle montaient et se tassaient, faisant courir des ombres sur les murs de mosaïque. La fumée âcre se prit au fond de la gorge de Cendres, et elle réprima une toux.

« Elle assume la couronne ducale, si Dieu le veut. Je conseille donc de passer un peu de temps en méditation. » L’évêque Jean inclina légèrement la tête devant Floria.

Cendres abandonna ses efforts et s’éclaircit la gorge avec une toux rauque. Essuyant ses yeux qui pleuraient, elle dit : « Je m’attendais à ce que tout ceci soit planifié, monseigneur. Vous voulez dire que Florian peut se comporter comme bon lui semble ?

— Mon frère Charles a passé sa nuit ici en prière, en harnois complet, quatorze heures sans trêve. Cela m’a appris au moins quelle sorte de duc nous allions avoir. Je me souviens que mon père m’avait dit qu’il avait apporté du vin, lui, et fait rôtir la chair du Taureau. » La petite bouche plissée de l’évêque se courba en un sourire. « Il ne me l’a jamais dit, mais je me doute qu’une femme lui a tenu compagnie. C’est long, une nuit froide dans une chapelle, quand on est seul. »

Cendres se retrouva en train d’esquisser un sourire approbateur pour le demi-frère de Charles, fils de Philippe.

« Vous, ajouta-t-il à l’adresse de Floria, vous amenez avec vous une femme, une femme qui s’habille en homme. »

Le sourire de Cendres s’effaça.

« Comme vous l’avez deviné, votre tante, Jeanne de Châlon, m’a parlé, expliqua l’évêque Jean de Cambrai.

— Et qu’a-t-elle dit ? »

Une détresse parfaitement sincère parut sur le visage de l’homme de robe devant la question sèche de Florian. Cendres, qui avait suffisamment l’expérience des hommes de ce genre, en de telles situations de pouvoir, se demanda : Qu’est-ce que cette vieille garce a été lui raconter ? Il y a deux minutes, il lui donnait du chère madame la duchesse !

L’évêque parla sans ambages, et avec répugnance. « Est-il vrai que vous ayez eu une maîtresse ?

— Ah. » Il y avait un sourire sur le visage de Florian, mais il avait peu à voir avec de l’humour. « Maintenant, laissez-moi deviner. Il y a une noble dame, une vieille fille ; sa nièce devient duchesse, mais il y a un affreux scandale dans la famille. Elle vient vous en avertir, avant qu’il ne suscite des rumeurs. Elle vous dit qu’il faut absolument qu’elle se confesse, son devoir l’exige.

— Histoire d’esquiver la merde », bougonna Cendres, étonnée de constater qu’elle s’exprimait comme l’aurait fait Robert Anselm. Elle ajouta : « Mais quelle salope, bordel ! Tu ne l’as pas frappée assez fort ! »

Floria ne détacha pas son regard de l’évêque.

« Plus ou moins, reconnut celui-ci. Aurait-elle dû faire passer d’abord sa loyauté envers sa famille plutôt que de me prévenir qu’en sus de vous vêtir en homme, vous vous conduisiez en homme par d’autres façons ? »

Quelques secondes de silence s’écoulèrent. Floria continua à dévisager l’évêque. « Officiellement, elle était accusée d’être juive, et de soigner des patients chrétiens.

— Elle !

— Esther. Ma compagne. » Florian afficha un sourire très acide et très las. « Ma maîtresse. Vous pourrez tout trouver dans les archives du Siège vacant.

— Rome est dans les ténèbres, et tu n’accomplirais jamais le voyage, intervint Cendres. Ne dis rien que tu ne veuilles dire.

— Oh, mais je veux le dire. » Les yeux de Florian étincelaient. « Que notre évêque sache de quoi il hérite. Parce que je suis duchesse. »

Cendres eut l’impression de voir l’évêque frémir à cette réplique.

« Esther et moi sommes devenues amantes quand j’ai terminé mes études de médecine à Padoue. » Floria croisa les bras, le tissu de sa robe serré en boule contre son corps. « Jamais, pas une minute, elle ne m’a prise pour un homme. Quand on nous a arrêtées, à Rome, elle venait d’avoir un bébé. Nous ne nous entendions plus très bien. À cause de cela.

— Elle avait un bébé… ? » Cendres s’arrêta et rougit.

« Rien qu’un type avec qui elle avait baisé, une nuit, répondit la chirurgienne avec mépris. Ce n’était pas son amant. Nous nous disputions à cause de cela. Nous nous sommes davantage disputées à cause de Joseph – le bébé. J’étais jalouse, je suppose. Elle lui consacrait tant de temps. Nous sommes restés en cellule deux mois. Joseph est mort, de pneumonie. Aucune de nous deux n’a su le soigner. Le lendemain, ils ont fait sortir Esther, l’ont enchaînée et l’ont brûlée. Et le jour encore après, j’ai reçu un message disant que tante Jeanne avait payé ma rançon : j’étais libre de partir, du moment que je quittais Rome. L’abbé, là-bas, m’a dit qu’ils étaient obligés de brûler les sodomites, mais quelle importance, ce que faisait une femme ? Du moment que je ne recommençais pas à pratiquer la médecine. »

Les paroles de Floria tombaient dans l’air froid de la chapelle, énoncées sur un morne ton de défi que Cendres reconnaissait. Nous faisons ça, tous autant que nous sommes. Après une bataille.

« Ma tante me tourne autour depuis que je suis revenue, déclara Florian. Monseigneur, vous a-t-elle raconté que la dernière chose que j’ai faite, lorsque j’étais ici, en août dernier, fut de lui flanquer un coup de poing ? Je l’ai étendue de tout son long sur la voie publique. Je ne suis pas surprise qu’elle soit allée vous parler dans mon dos. Mais ceci, vous l’a-t-elle dit ? Elle aurait pu acquitter la rançon d’Esther, également. Elle a choisi de ne pas le faire, c’est tout.

— Peut-être. » De toute évidence, Jean de Cambrai était en proie à une lutte intérieure ; il détourna le regard vers les mosaïques. « Peut-être avait-elle trop peu d’argent pour faire autre chose que de secourir sa famille ?

— Esther était de la famille ! » Florian baissa le ton de sa voix. « Mon père n’était pas mort, à l’époque. Elle aurait pu lui écrire, si elle avait besoin d’argent.

— Et l’abbé de Rome devait chercher à brûler des juifs, poursuivit Jean. Si je me souviens bien de cette époque, il y avait des émeutes pour réclamer du pain ; faire porter tout le blâme sur une juive pouvait sans doute contenter la populace. Par contre, il devait y regarder à deux fois, avant d’envoyer au bûcher une Bourguignonne de noble lignée qui, de toute évidence, avait encore de la famille dans la noblesse. Quelle qu’ait été sa conduite à ce moment-là. »

En voyant son visage, en voyant comment il paraissait simultanément tendre la main à Floria et reculer devant elle, Cendres comprit.

Voilà un homme qui court les femmes. Mais il ne peut pas courir après Florian : Florian ne s’intéresse pas aux hommes. Je ne suis pas du tout sûre que ce soit vraiment une histoire d’Église pour monseigneur de Cambrai.

Comme pour le confirmer, Jean de Cambrai lui adressa un coup d’œil complice. Il ne dura pas plus d’une seconde, mais il était porteur d’une séduction sérieuse et hétérosexuelle, invitait à la connivence, exprimait, sans rien dire : Vous et moi ne sommes pas comme cette femme. Nous sommes normaux.

Intimidée sur l’instant par ses robes vertes et ses riches broderies, Cendres détourna les yeux.

Jamais Godfrey n’aurait dit une chose pareille. L’habit ne fait pas le prêtre.

Elle dégagea d’une secousse un bras de son manteau pour le passer sur les épaules de Florian. « Cette sale vieille vipère a été colporter des ragots, la belle affaire ! J’étais là : Florian a tué le cerf. Elle est duchesse. Si cela déplaît à Jeanne de Châlon, pas de bol pour elle.

— Si elle répand le bruit…, commença Floria.

— Si elle le fait, quoi ?

— Dans la compagnie, l’été dernier…

— Ce sont des soldats. Et ils n’ont rien à te reprocher, désormais. » Cendres extirpa son autre bras de son manteau et le posa sur l’autre épaule de Florian, la faisant pivoter pour qu’elle se retrouve face à elle. Elle parla avec beaucoup d’intensité, pour bien la convaincre. « Dis-toi bien ceci. Olivier de La Marche fera ce que tu lui demanderas. Ses capitaines feront de même. Et il y a une armée devant Dijon. En ce moment, des dissensions internes nous conduiraient tout droit au suicide. Il y a de bonnes chances pour que ça n’arrive pas. Les gens ont d’autres chats à fouetter. Et s’il y en a qui tiennent quand même à faire des histoires… eh bien, flanque-les au cachot, ou pends-les aux remparts de la ville. Le problème n’est pas qu’ils t’approuvent. Tu dois être leur duchesse. Ça signifie qu’il faut les maintenir tous unis, orientés vers un objectif commun. D’accord ? »

Était-ce l’intensité de Cendres, ou la confusion totale sur le visage de l’évêque, mais Florian esquissa un sourire nerveux.

« L’armée bourguignonne possède des prévôts, ajouta Cendres, et le vicomte-maire a des gens d’armes. Ni l’une ni l’autre ne les garde par plaisir. Fais-en usage. S’il faut en arriver là, on peut faire se retirer notre ami l’évêque, en détention surveillée, dans le monastère du quartier nord-est. »

L’évêque Jean s’approcha : « Il faut me comprendre. »

Sans savoir jusqu’à quel point son changement de ton était une réaction à l’idée de la force militaire, Cendres recula.

Il tendit les bras et prit la main de Floria. « Chère madame la duchesse, si j’ai conscience de vos… difficultés spirituelles… alors je l’ai aussi de mes propres difficultés. Quoique vous soyez, je demeure votre père en l’Église, et votre serviteur dans le duché. »

Les riches couleurs des mosaïques derrière lui rutilaient sous la lumière changeante. Maintenant qu’il se tenait près d’elle, Cendres s’aperçut que l’évêque Jean mesurait trois ou quatre centimètres de moins que Floria.

« Vous êtes notre duchesse. » Il secoua les deux mains de Floria dans son étreinte, pour plus d’emphase. « Miséricorde de Dieu, Floria del Guiz, vous êtes le successeur de mon frère. Si Dieu vous accorde la couronne ducale, il n’appartient à aucun de nous de désobéir à Sa volonté.

— La couronne ? La couronne ne compte pas ! Quelle importance, c’est un morceau de corne sculptée ! » Florian se dégagea les mains et avança d’un pas. Elle serra le poing et s’en frappa la poitrine. « Je sais ce que je suis, mais je ne sais pas pourquoi je le suis, ni comment ! Et si vous me le disiez ? Vous attendez de moi que je revienne dans une ville que je n’ai pas vue depuis que j’étais enfant, et que je tienne ce rôle ? Que je revienne au milieu d’étrangers et que j’assume cette charge ? Exposez-moi la situation ! »

Sa voix essoufflée rendait un son mat contre les murs, dans une acoustique amortie par les mosaïques. Une rumeur murmurante leur arrivait par le goulet tapissé de briques, en provenance de la grille et de l’air libre. Comme s’ils se tenaient au fond d’un puits morne et silencieux.

Comme Jean de Cambrai ne répondait rien, la chirurgienne se fit glaciale.

« Je n’ai pas communié depuis que j’ai quitté le Siège vacant. Je n’ai pas l’intention de commencer maintenant. Il n’y aura pas de messe ce soir ; vous pouvez dire aux acolytes de rentrer chez eux et d’aller dormir. » Florian haussa les épaules. « Si vous voulez une veillée, racontez-moi pourquoi les ducs de Bourgogne sont comme ils sont. Dites-moi la nature du fardeau qu’on m’impose. Sinon, je vais me pelotonner dans un coin pour dormir. J’ai dormi dans des endroits pires, en campagne ; Cendres vous le dira.

— Ouais, mais tu étais soûle, à l’époque, répliqua Cendres sans réfléchir.

— Madame la duchesse ! » se récria l’évêque.

Florian lui répondit quelque chose. Cendres n’écoutait pas. La lumière mouvante sur le reliquaire lui avait attiré l’œil sous les arceaux de la voûte au loin, et sa vision s’accommodait enfin suffisamment pour lui permettre de distinguer les sculptures sombres et peintes.

Elle se détourna de l’évêque et de la chirurgienne, longea l’autel sans apprêts, jusqu’au reliquaire. Du marbre, peint et doré, luisait à la clarté de cierges en cire d’abeille épais comme la cuisse.

« Christus Viridianus ! » s’exclama-t-elle. Puis, tandis que les deux autres la regardaient, avec surprise, elle tendit le doigt : « C’est le prophète Gondebaud ! »

« Oui. » Les traits innocents de l’évêque Jean n’exprimaient rien qu’on n’aurait pu attribuer à un jeu de la lumière mouvante. « C’est lui. »

Florian écarquilla les yeux. « Pourquoi avez-vous consacré un reliquaire à un hérétique ?

— Ce n’est pas le reliquaire de Gondebaud », répondit l’évêque en avançant. Il indiqua une des figures de moindre importance. « C’est celui d’Heito. Messire Heito était l’ancêtre du duc Charles. Et a dû être le vôtre, Votre Altesse, cela devient une évidence.

— Je ne m’attendais pas à le trouver ici. » Cendres tendit la main et toucha le marbre sculpté et froid de la sandale et du pied de Gondebaud. « Florian, le duc allait m’en parler, avant de mourir. Je te suggère de demander maintenant à l’évêque… Pourquoi la Bourgogne ? »

En se retournant, elle surprit une expression sur la figure blasée de l’évêque : quelque chose qui approchait de l’exaltation. Avec douceur, l’homme dit : « La duchesse vous a fait venir, damoiselle, mais la décision quant à la façon dont elle va passer sa veillée dépend d’elle. Souvenez-vous-en et témoignez-lui le respect qui lui est dû.

— Oh, je respecte Florian. » Cendres carra ses poings contre sur ses hanches, serrant mentalement les rangs sans y réfléchir à deux fois. « Je l’ai vue vomir tripes et boyaux, à l’extérieur de la tente de chirurgie, et revenir extraire une flèche du poumon d’un homme… »

Certes, il aurait mieux valu qu’elle n’ait pas commencé par se saouler.

« … Je n’ai nul besoin qu’une bande de Bourguignons vienne me parler de Florian !

— Silence ! » intima Florian, avec dans le regard un peu de cette froideur trouble qui voilait ses yeux lorsque, couverte du sang du cerf, elle avait achevé la chasse. « Monseigneur… Vous m’avez dit ce que Charles de Valois avait apporté en ces lieux. Vous m’avez dit ce qu’avait apporté le duc Philippe. Mais vous ne m’avez pas demandé ce que j’avais amené, moi.

— Des questions, répondit l’évêque Jean. Vous venez avec des questions.

— Moi aussi », bougonna Cendres, et lorsque le fils bâtard de Philippe le Bon la regarda, elle indiqua d’un coup de pouce le reliquaire. « Savez-vous ce que vous avez, ici ?

— C’est Gondebaud, prophète des Carthaginois, à l’instant de sa mort.

— Gondebaud, le faiseur de miracles, précisa Cendres d’une voix égale. Je connais Gondebaud. J’en sais long sur Gondebaud, depuis que je suis allée dans le sud. Entre Léofric et les Machines sauvages… je sais ce qui s’est réellement passé, il y a sept cents ans. Gondebaud a transformé la région autour de Carthage en désert. Il a tari les fleuves. Comment diable… » La voix de Cendres ralentit. « Comment diable les soldats du pape ont-ils réussi à le brûler vif ? »

Elle ignora le rapide frisson de Florian ; peut-être son aînée était-elle sensible au froid.

« Bonne question, dit la chirurgienne d’une voix calme.

— C’était le faiseur de miracles, répéta Cendres. S’il était capable de faire cela à Carthage, aux Machines sauvages, il n’aurait pas dû périr simplement parce qu’un prêtre en avait donné l’ordre ! »

Avec un coup d’œil vers Floria del Guiz, l’évêque Jean protesta : « Il a maudit le pape Léon[31] et a été à l’origine du Siège vacant. »

Il y a des panneaux latéraux, dans la chapelle, dont l’un représente la mort de Léon, aveuglé, traqué, déchiqueté par lambeaux, mais elle connaît trop bien l’histoire pour regarder.

« Un homme capable de changer la moitié de l’Afrique du Nord en désert, enchaîna Cendres calmement, n’aurait pas dû mourir des mains de l’évêque de Rome. Sauf s’il y a quelque chose que nous ignorons au sujet du pape Léon ! Non… » Elle se reprit subitement. « Ce n’est pas Léon. N’est-ce pas ? » Et elle se retourna vers l’ouvrage de pierre. « Qui est donc ce Heito ? »

Il y eut un silence, seulement troublé par l’étrange goutte-à-goutte de la condensation.

La voix de Florian sembla dure et brusque. « Je m’attendais à passer la nuit en prières. Je priais, lorsque j’étais petite fille. J’étais… dévote. Et s’il devait y avoir des réponses, je m’attendais à ce qu’elles concernent la Bourgogne et ce qui m’est arrivé, là-bas, au cours de la chasse. »

Floria poussa un soupir.

« En quittant Carthage, j’ai cru que nous avions laissé les démons du désert derrière nous. Mais les voici. » Elle indiqua un détail au fond du reliquaire : Gondebaud l’hérétique, prêchant depuis un rocher dans un verdoyant paysage méridional et, à l’arrière-plan, les formes minuscules et lointaines de pyramides.

— Florian…

— J’ai cru que nous étions arrivés en un lieu où ils ne pourraient plus t’atteindre. » Échappant à la clarté des cierges, les yeux de Florian formaient deux trous noirs. « Je t’ai vue t’éloigner, tu te souviens ? Je les ai vues te forcer à le faire !

— Elles n’ont pas pu y parvenir quand je leur ai parlé, il y a deux jours. Ce n’est pas de moi qu’il s’agit, lui dit Cendres. Ce n’est pas moi qui ai chassé le cerf. C’est toi. À présent, je veux savoir : pourquoi la Bourgogne ? Et la réponse, c’est Gondebaud. Non ? »

L’évêque Jean, tandis qu’elle se tournait vers lui, continua à fixer non pas Cendres, mais Florian. Sur un petit signe de tête de cette dernière, il parla :

« C’était ici la place Saint-Pierre, dit-il en touchant des points clés de la sculpture peinte. C’est ici, à la porte de la cathédrale, qu’on a couronné le grand Charlemagne. Il était mort depuis un an quand ses fils, et le pape Léon, firent passer en jugement le prophète carthaginois Gondebaud, pour l’hérésie d’arianisme. Voici Gondebaud, dans les geôles papales, avec son épouse Galswinthe, et sa fille Ingonde.

— Il s’est marié ? s’exclama Cendres. Ah, merde, je n’avais jamais pensé à ça. Que leur est-il arrivé ?

— À Galswinthe et Ingonde ? Elles ont été réduites en esclavage ; on les a renvoyées à Carthage avant le procès. Je crois que Léon s’est servi d’elles pour adresser un message au roi-calife d’alors. » L’évêque Jean joignit ses doigts par les extrémités. « Toutefois, je pense que le roi-calife de l’époque n’était pas fâché d’être soulagé d’un tel prophète, après avoir vu les ténèbres et le désert s’abattre sur ses terres en l’espace d’un an.

— Mais ce n’est pas vrai ! Ça n’a pas pris un an ! » Cendres entend dans sa tête la voix de la machina rei militaris, lorsqu’elle était prisonnière à Carthage : impassible, impersonnelle, répétant une histoire indéniable. « Les ténèbres ne sont arrivées qu’avec la malédiction du Rabbin, quatre siècles plus tard. C’est alors que les Machines sauvages ont puisé dans le soleil, afin de se doter d’une force suffisante pour parler par le truchement du Golem de pierre. Gondebaud, c’était longtemps avant ça !

— Vraiment ? » L’évêque Jean hocha la tête. « Nous racontons l’histoire autrement. Les chroniques des temps révolus s’embrouillent. L’homme a la mémoire courte. »

Les Machines sauvages ont la mémoire plus longue. Et bougrement plus exacte.

« Néanmoins, ajouta-t-il, ce fut en cette année que les terres de Carthage cessèrent d’être un jardin pour devenir un désert, et Gondebaud s’enfuit au nord prêcher son hérésie dans les États italiens.

— Quelle proportion de vérité y a-t-il dans tout cela ? demanda Florian. Quelle part n’est qu’archives anciennes et hypothèses ?

— Nous savons que Léon est mort l’année où Gondebaud l’a maudit. Nous savons que dès lors, aucun pape n’a survécu plus de trois jours sur le saint Siège. Et l’immense empire de Charlemagne a été jeté à bas, parmi les disputes de ses fils cette année-là, ou peu après[32]. La Chrétienté ne devint plus que des duchés et des comtés en querelle, sans empereur.

— Et ce Heito ?

— Mon ancêtre ? » fit Florian sur un ton sec, enchaînant directement sur la question de Cendres. « Il est clair que, s’il vivait à l’époque du pape Léon, il est sans doute l’ancêtre de la moitié de la Bourgogne, de nos jours !

— Oui. »

Jean de Valois donnait l’impression que cette simple confirmation était une information importante.

« Et voilà pourquoi tout le monde participe à la chasse », compléta Cendres, avec le sentiment d’une froide inéluctabilité : les faits étaient en train de se relier entre eux. « Tous les gens qu’on peut trouver avec du sang bourguignon… Florian, c’est une autre lignée. Seulement, ce n’est pas l’enfant de Gondebaud. Ce sont les descendants de ce Heito. Les enfants de Heito. » Elle se retourna vers l’évêque. « Je me trompe ?

— Qui, au cours des quatre générations précédentes, ont été les fils légitimes des Valois, confirma l’évêque, mais nous avons toujours su, pour avoir sélectionné des chevaux et du bétail comme nous le faisons, que les caractéristiques peuvent sauter une génération, ou apparaître dans une branche cadette. Lorsque nous étions le royaume d’Arles, il n’était pas exceptionnel qu’un paysan devînt roi, s’il chassait le cerf. Nous sommes devenus négligents, depuis l’époque de mon arrière-grand-père. Dieu nous rappelle à l’humilité, Votre Altesse.

— Une humilité relative, quand même ! » s’esclaffa Cendres, en même temps que Floria del Guiz protestait avec vigueur : « Mes parents étaient nobles, tous les deux !

— Pardonnez-moi, Votre Altesse.

— Oh, rien à foutre de vos excuses. » La voix de Florian descendit d’une demi-octave, et adopta le volume qui annonçait, dans le camp, de rapides remises au pas sous la tente de chirurgie. « Je ne comprends rien à ce qui se passe. Et si vous m’expliquiez ça ?

— Heito. » Jean posa la main sur le pied couvert de maille de l’effigie, en levant les yeux vers lui. « C’était un petit chevalier de la suite de Charlemagne ; un des fils de ce dernier l’a pris à son service après la mort de Charles. On lui a confié la garde de Gondebaud, après le procès. Il était là lorsque Gondebaud a maudit le Saint-Père. Et il était là quand Gondebaud a cherché à éteindre, par un miracle, les flammes de son bûcher. »

L’évêque jeta un coup d’œil rapide vers Cendres.

« Il avait entendu les nouvelles venues d’Afrique du Nord, ajouta-t-il sur un ton plus proche de la conversation. Il n’a pas eu de mal à comprendre que la volonté de Gondebaud ne se bornait pas à une simple évasion miraculeuse, qu’il souhaitait nous donner un désert à l’emplacement actuel de la Chrétienté. Et Gondebaud l’aurait fait, sans Heito le Bénit.

— Qui a fait quoi ? insista Florian.

— Il a prié. »

Cendres, les yeux levés vers la sculpture en bas-relief, se demanda si le visage de Heito avait eu cette expression de piété raide – si, en réalité, se demanda-t-elle, il n’était pas en train de se chier dessus et de prier par pure terreur. Mais ça avait marché : quelque chose avait fonctionné, puisque Gondebaud était mort.

« Heito a prié, expliqua l’évêque. Tous les hommes possèdent en eux une infime portion de la grâce divine. Nous autres prêtres, nous sommes nés avec un tout petit peu plus ; très peu, si Dieu nous l’accorde, juste ce qu’il faut pour accomplir de très modestes miracles. »

Une soudaine réminiscence du visage de Godfrey fit grimacer Cendres. Elle ne put se contraindre à parler à la machina rei militaris pour demander, comme elle en éprouvait subitement l’envie, quelle est ton opinion de la grâce de Dieu, à présent ?

« Heito possédait cette grâce divine en abondance, bien que, humble chevalier qu’il était, il n’ait eu aucune raison de s’en apercevoir avant d’être mis à l’épreuve. »

Ils restèrent silencieux, inspectant le bas-relief du reliquaire. « Heito raconta à ses fils que, alors qu’on boutait le feu au bûcher de Gondebaud, il avait entendu l’hérétique prier pour demander à s’évader et à se venger à travers l’Europe de tous ceux qu’il appelait les hérétiques de Pierre. L’histoire nous dit que, lorsque Gondebaud pria, les flammes moururent bel et bien. Heito fut poussé à la prière. Il implora la grâce de Dieu d’écarter de la Chrétienté la dévastation et d’aider à ranimer la flamme du bûcher. Heito a raconté à ses fils qu’il a senti la grâce divine opérer en lui. »

Les mains de Florian se portèrent à sa bouche. On voyait mal, dans la clarté des cierges, mais sa peau semblait blême.

« Heito a rallumé le bûcher. Gondebaud a péri. La Chrétienté n’a pas été dévastée… Ayant assisté, peu de temps après, à la mort du Saint-Père et au trépas de son successeur désigné, Heito pria pour lever la malédiction du Siège vacant. Mais, comme nous le conte son fils Carlobad dans son Histoire, Heito sentit en lui un manque de force. Il ne possédait pas la grâce divine suffisante. Non plus que son fils après lui, bien que Heito l’ait marié à la plus dévote des femmes.

— Et ensuite ? » encouragea Cendres, goguenarde. Elle tendit la main pour serrer le bras de Florian sous le sien car elle avait senti la chirurgienne vaciller très légèrement. « Non, je devine. Ils épousèrent de saintes femmes, n’est-ce pas ? Tous les fils de Heito…

— Son petit-fils, Ermanaric, fut le premier à chasser le cerf. Il faut savoir qu’à cette époque, la Bourgogne était aussi pleine de miracles, et d’apparitions de Bêtes héraldiques, que n’importe quelle autre terre en Chrétienté. Ce ne fut que plus tard que… comme on le dit : Dieu charge du plus lourd fardeau Son plus fidèle serviteur. Nous avions acquis assez de grâce pour voir exaucer nos prières. Sans un fardeau, nous aurions pu oublier notre dette envers Lui.

— Au diable les fardeaux, répliqua Cendres d’une voix cynique. On ne peut pas choisir à sa guise. Si l’on arrête les miracles, on arrête les miracles. Fin de l’histoire. Pas étonnant que le père Paston et le père Faversham soient désemparés depuis que nous avons franchi la frontière ! Et n’as-tu pas rencontré des difficultés avec les blessés, la première fois, quand nous sommes arrivés de Baie ? »

Florian hocha distraitement la tête. « J’ai cru que c’était la fièvre, à cause des noues et de leurs eaux basses…

— Nous avions espéré redevenir assez forts, un jour, pour lever la malédiction et voir un nouveau Saint-Père accéder au trône de saint Pierre. Cela ne nous a pas été accordé. Nous avons toutefois accompli la tâche que Heito s’était assignée. Ni la Bourgogne, ni la Chrétienté n’ont été dévastées, déclara l’évêque Jean. Nous avons été gouvernés par les Francs, par les Germains, et par nos propres ducs ; mais toujours nous prenions pour épouses les plus saintes femmes, et toujours le seigneur de Bourgogne était celui qui chassait le cerf. La Chrétienté a été en sécurité. Nous en avons payé le prix. »

Cendres, ignorant ces derniers mots, prit la main de Florian dans la sienne et fit tourner la femme pour qu’elle lui fasse face.

« C’est ça. C’est ça ! » Elle prit sa respiration. « Heito savait ce que Gondebaud avait fait subir à Carthage. Il savait que Gondebaud avait des enfants encore en vie. Voilà de quoi il avait peur. Que la Bourgogne soit dévastée !

— Et il a sélectionné une lignée qui n’accomplit pas de miracles… qui empêche les miracles d’avoir lieu. » Les mains de Florian se refermèrent complètement autour des doigts gantés de Cendres, lui coupant presque la circulation. « Ils ne connaissaient pas l’existence des Machines sauvages. Ils craignaient simplement un nouveau Gondebaud.

— Eh bien, il est là dehors, en effet ! » Cendres fit un signe du pouce dans une direction prise au hasard, dont on comprenait qu’elle signifiait : au-delà des remparts de cette ville. « Notre Faris. Un nouveau Gondebaud. À l’instant où les Machines sauvages voudront la faire agir…

— Sauf qu’elle en est incapable. À cause de moi.

— D’abord Charles, et maintenant, toi. » Cendres ne put retenir un sourire. « Putain, et moi qui me croyais douée pour trouver les emmerdes et y sauter à pieds joints !

— Je n’ai rien demandé ! »

La voix de Floria résonna contre les parois du puits. Des échos mats, tonnants, s’effacèrent. Le vent venu d’en haut fit vaciller la lueur des cierges et apporta l’odeur familière des abattoirs : le vieux sang, la vieille urine et la bouse. La peur, la mort et un sacrifice.

Le silence se fit plus profond. Impossible de savoir, désormais, quelle proportion de la nuit s’était écoulée, ni si, à travers la ville, dans la cathédrale, on s’éveillait pour chanter laudes, matines ou prime.

« C’était le rêve du duc Charles, expliqua l’évêque. Reconstituer un royaume médian d’Europe ; devenir, en son époque, un nouveau Charlemagne, le nouvel empereur de tout cela. Comment cesser autrement de gaspiller notre temps en querelles et en guerre, et unir la Chrétienté contre nos ennemis ? Un Charlemagne doué de la grâce de Heito. Mon frère était un homme qui aurait pu le devenir… mais cela ne lui fut pas accordé. S’il avait tourné ses regards vers le sud, nous ne connaîtrions pas une passe aussi difficile, en ce moment. Dieu lui accorde le repos. Mais c’est vous qui êtes duchesse, désormais.

— Oh, ça, je le sais », répliqua Florian distraitement. Elle leva le bras et cogna des phalanges contre le tibia de Heito. « À présent, expliquez-moi quelque chose. Dites-moi pourquoi le soleil brille sur la Bourgogne. »

La dispersion des ténèbres
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